Dans l’ère Göktürk les Turcs prennent pour la première fois
contact avec la religion musulmane et l’empire arabe, la plus
grande puissance du monde. Boukhara et Samarcande, deux villes
encore incomplètement turquisées, Turcs et Iraniens se mêlaient,
furent incorporéees au Califat arabe entre 710 et 716. En 751, une
grande armée chinoise, commandée par Kao-Sien-Tché, est
complètement écrasée par une armée coalisée turco-arabe à Talas, à
l’ouest des lacs Balkache et Isýk. C’est là un événement très
important, car il a assuré la diffusion de l’Islam en Asie
Centrale. L’alliance contre les Chinois des deux grands peuples
conquérants du VIIIème siècle a créé un milieu psychologique
favorable à l’adoption de l’Islam par les Turcs.
C’est également des Göktürk que date l’usage d’étendre à tous les
peuples de langue turque l’appellation nationale de “Turcs”.
Toujours à cette époque, les territoires habités par les Turcs
s’élargissent beucoup; la patrie originelle des Turcs s’étend
entre la Mandchourie et la mer Caspienne et au-delà. A cette date,
la Transoxianie, vaste région fertile, nourrisait une population
d’un million et demi d’habitants. La place vide ne tarda pas à
être occupée par la proliferation des peuples turcs. Nous n’en
donnerons qu’un exemple: Du VIème au VIIIème siècle, c’est à dire
dans l’espace de deux siècles, la population kirgize turque passe
de 400.000 à 2 millions.
Malgré tous ces développements, on ne saurait dire que la vie des
Turcs de l’ère göktürk ait beaucoup différé de celle des époques
précédentes. Les mœurs, les coutumes, la législation et
l’organisation statale sont restés à peu près pareils. Dans la
communauté turque de caractère militaire et moral, la prostitution
est inconnue. Le viol d’une femme mariée ne comporte qu’un seul
châtiment, la mort. Celui d’une jeune fille, à moins que celle-ci
ne consente à épouser son ravisseur, également la mort. Le voleur
est condamné à restituer la décuple de la valeur volée. S’il n’est
pas à même de la faire, il perd sa liberté et devient esclave. Le
mariage ne peut se conclure qu’entre égaux par la noblesse et la
fortune; les jeunes filles nobles ne peuvent épouser un homme du
peuple. C’est à dire que l’organisation aristocratique se
maintient. Elle n’est destinée à disparaître que devant les
prinicipes égalitaires de l’Islam.
Dans l’alphabet Göktürk, très bien adapté à la phonétique turque,
on distingue 38 lettres, dont 4 voyelles. Malgré l’insuffisance
des voyelles, cet alphabet permet une notation plus exacte que
celle réalisée au moyen de l’alphabet arabe (l’alphabet arabe n’a
que 3 voyelles). Le déchiffrement de cet alphabet par le
professeur Thomsen, Président de l’Académie Royale Danoise des
Sciences et membre du corps enseignant de l’université de
Copenhague, marque sans conteste le plus grand tournant de la
Turcologie.
Les trois monuments que portent les textes rédigés dans cet
alphabet et appelés inscriptions de l’Orkhon, furent érigés entre
730 et 735. Ils sont destinés à proclamer les efforts
extraordinaires déployés par Bilge Kaðan, son frère le commandant
en chef Kül Tigin et le premier ministre Bilge Tonyukuk, beau-père
de Bilge Kaðan pour relever l’Etat turc tombé en partie, pour
quelque temps, sous le joug de la Chine. Les inscriptions furent
rédigées par Yuluð Tigin, dont le nom est l’un des plus grands de
la littérature turque. On croit que ce prince était le fils cadet
de Kapgan Kaðan et le cousin germain (fils de leur oncle paternel)
de Bilge Kaðan et de Kül Tigin.
L’importance des inscriptions de l’Orkhon est inestimable, car ce
document est incomparable parce qu’unique dans l’histoire de la
civilisation turque. La langue employée est d’une perfection
étonnante. Le texte est rédigé en une prose flexible et vive, dont
chaque phrase exhale un parfum de poésie. Les phrases sont
courtes, detachées, lourdes de sens. Chaque ligne respire un
ardent nationalisme. Le texte nous révèle l’intensité de la
conscience nationale chez les Turcs au VIIIème s., et est très
intéressant à ce point de vue. Mais si nous nous rappelons que le
sentiment national est très ancien chez les Turcs, ce point ne
doit pas nous surprendre. Cet exemple suffira: Çiçi Yabgu, un
hâkan hun, dans un discours prononcé dans le deuxième moitiè du
ler s. av. J.-C., emploie cette phrase extraordinaire: “Nous
n’héritons pas de nos ancêtres le pays et l’Etat seulement; les
idées de liberté et d’indépendance font partie de l’héritage de
nos ancêtres.” Le sinologue allemand Hirth qui a trouvé ce
discours dans les sources chinoises, et l’a traduit, ajoute ce
commentaire: “Çiçi est le premier homme d’Etat qui ait appliqué le
principe de nationalité à la politique d’Etat.”
Voici comment Bilge Kaðan s’exprime dans les inscriptions göktürk:
“Türk Oðuz Beðleri budun eþidin! Üze tenri basmasar, asra yir
telinmeser, Türk budun, ilinin törünün kem atatý? Uçdý Türk budun
ertez ökün! Budun atý küsi yok bolmasun tiyin. Türk budun üçün tün
udýmadým, küntüz olýmadým; inim Kül Tigin birle, iki þad birle
ölüyitü kazgandým. Ança Kazganýp biriki budunuð et sub kýlmadým”
(II E 223). Traduction: Oðuz Beys turcs, Nation Turque, écoutez!
Tant que là haut le ciel ne s’effondrera pas, en bas la terre ne
se trouera (s’ouvrira) pas, qui peut, Nation Turque, troubler ton
pays, tes traditons? O Nation Turque, reviens à toi! – Afin
d’empêcher que le nom et la réputation de la Nation ne
disparussent, pour la Nation Turque la nuit je n’ai pas dormi, le
jour, je ne me suis pas assis. Avec mon frère Kül Tigin et deux
princes, j’ai peine à en mourir. J’ai tant lutté et n’ai pas
dispersé le peuple uni”.
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